Il y a des personnes comme ça qui comptent dans une vie et qui vous marque. Une en particulier pour qui les 5 sens sont un trésor à chérir… autant que ceux qu’elle aime.
Marguerite était de ceux-là. Marguerite pour certains, Mémé pour moi, mais Guite pour tous.
La porte d’entrée de chez elle donnait tout de suite sur la cuisine: avec ma sœur nous nous attablions directement, car tout se passait dans cet espace. Si jamais nous changions de pièce, c’était pour nous rendre dans le seul et unique autre lieu du rez-de-chaussée: la salle à manger. Avec sa petite cheminée, son autre grande table et tout autant de chaises que nécessaires pour ces grandes tablées, improvisées ou non, mais toujours généreuses. Ces 2 pièces étaient complétées par un garde-manger. Hormis la salle de bain et les 2 chambres de l’étage qui venaient parfaire sa maison, elle dédiait le plus clair de son temps à cuisiner et nourrir ses visiteurs.
Je voudrais vous parler de cette cuisinière exceptionnelle. Celle dont je tiens tant. Guite.
Elle passait tout son temps dans la cuisine, du matin jusqu’au soir. De cette pièce s’échappait des odeurs de salé, parfois des odeurs de sucré, ces effluves parfumées qui vous mettent instantanément l’eau à la bouche. Quand je me replonge dans mes souvenirs d’enfance, je me souviens de ces quelques mauvais couteaux à la pointe cassée, cette passoire dont une poignée avait lâché, ces quelques poêles et casseroles à moitié accrochées, son “faitout” provençal fétiche et ses 2 ou 3 plats à la taille idéale, selon elle, car ils rentraient parfaitement dans son four et son petit réfrigérateur. Moi, je trouvais ça magique de pouvoir faire autant avec si peu.
Elle ne suivait aucune recette et sans la regarder faire, la transmission eut été impossible. Si nous demandions une précision, elle répondait systématiquement « Je ne sais pas ma nine, tu le vois, tu le sens et tu goutes »
Ce qu’elle était capable de produire sur sa toile cirée multicolore, m’impressionne encore. Des aïolis pour 20, des soupes au pistou pour autant, des alouettes sans tête, des pieds & paquets, des daubes de 3kilos au bas mot … Tous ces bons petits plats mijotés pour toute la famille, pour tous les amis et les visiteurs du jour, parce que quand on aime, on ne compte pas.
Guite est née il y a un siècle, dans les années 1920. Cette génération d’entre deux guerres ne voyait pas le bio, le respect des saisons ou les circuits courts comme des labels. Non. C’était simplement un fonctionnement somme toute classique au cœur d’un village de Provence. Ce que certains nomment encore avec respect « le bon sens paysan ». Guite était une partie d’un tout, de ce cercle vertueux, sans se douter qu’un jour notre monde serait devenu tellement fou que ces choses aussi simples et évidentes deviendraient des labels et des arguments pour remplir un restaurant, vendre encore plus et surtout plus cher.
Le samedi matin, à l’ombre des platanes de la place qui jouxtait sa maison de village, elle dépensait une bonne partie de sa petite retraite sur le marché, sur ces stands colorés où les sourires des paysans venaient illuminer leurs visages burinés par le soleil. Dans la rue juste derrière, se trouvait l’épicier. Celui-là même qui, à longueur d’année, venait lui livrer et changer les innombrables bouteilles de gaz que Guite pouvait consommer … tellement sa gazinière tournait à plein régime ! Bref, très certainement la meilleure cliente de l’alimentation générale.
Il y avait les repas, certes, mais il y avait aussi les goûters. 16h30. L’heure fabuleuse où nous nous retrouvions avec mes cousins de tout âge, à la sortie de l’école. Chacun de nous avions nos préférences et Guite, notre Mémé adorée, était parée: elle avait concocté le met préféré de chacun. Qui était plutôt sucré… Qui était plutôt salé … et d’autres comme moi qui étions absolument « les deux Mémé! ». De la saucissette à manger cru dans du pain frais (oui, oui, c’est excellent, ne vous en déplaise !), aux pains perdus encore chauds en passant par les pains au lait avec du beurre et du sucre… Pour Guite, nous ne mangions jamais assez, se resservir était une nécessité. Quand j’étais petit, ma mère m’expliquait que Mémé avait tellement manquait de tout pendant les longues années de la guerre, qu’elle ne pouvait pas envisager que l’on manque de quelque chose à nouveau.
Au-delà de cette peur du manque, Guite avait la générosité chevillée au corps et c’était sa meilleure manière de nous dire à quel point elle nous aimait. Elle avait pris l’habitude de toujours stocker des années de provisions afin de pouvoir cuisiner dans n’importe quelles conditions. Les plus gringalets de la bande étaient resservis au moins 2 fois et les plus gaillards comme moi jouions le jeu avec plaisir, pour lui faire plaisir, de nous resservir au moins 3 fois bon poids ! Et puis il y avait son chat. Enfin « son » chat … celui du village qui avait élu domicile dans la remise de la maison: lui aussi savait que c’était ici qu’on mangeait le mieux !
« Moune-moune », de son petit nom, était la menace ultime si nous ne terminions pas nos assiettes: « si vous ne terminez pas tout ça, je donne tout à Moune-moune »…autant préciser que ce matou ne s’est jamais fait prier pour engloutir les restes.
Aujourd’hui, je comprends qu’elle avait raison quand elle disait que « li chin fan pas de cat » (les chiens ne font pas des chats) et je regarde ce qu’elle m’a naturellement appris, ce qu’elle nous a transmis avec amour. Avec passion. Avec envie. Envie d’accueillir, envie de vous régaler, envie de sublimer les produits les plus simples et les plus nobles, envie d’enchanter vos papilles, envie de voir briller vos yeux, envie de vous rappeler ces odeurs qui vous ont tant fait saliver, envie d’entendre le bruit de vos couverts et les rires de ces bons moments de partage.
Envie de la savoir avec son sourire en coin me regarder sélectionner les meilleurs produits pour vous et les travailler en reproduisant ses gestes. Envie de vous faire partager des choses aussi simples qu’oubliées, envie de vous faire découvrir ou redécouvrir le bonheur de ces choses essentielles parfois trop rares aujourd’hui. Envie de vous apporter ce supplément d’âme qui donne un goût d’infini à ces instants de partage suspendus.
Envie de l’entendre vous chuchoter à l’oreille « Ma nine, ressers toi donc ! »
Merci Mémé. Merci Guite.